Moins de 25 ans : comment prévenir leur précarité ?
ENQUÊTE Particulièrement touchés par le chômage et la précarité de l’emploi, les jeunes adultes font partie des principales victimes des dégâts économiques et sociaux causés par la pandémie de Covid 19. Au point que la proposition d’ouvrir le RSA, ou d’un équivalent, aux moins de 25 ans, a été sérieusement mise sur la table gouvernementale à la suite du premier confinement.
Mais cette option, défendue depuis des années par certains acteurs de la lutte contre la précarité et l’exclusion, a finalement été évacuée. Plutôt qu’un droit social, le gouvernement a préféré créer un nouveau dispositif d’insertion professionnel assorti d’une allocation : le Contrat d’engagement jeune (CEJ), qui succède à la Garantie jeunes lancée en 2013.
Le CEJ sera-t-il suffisant face à la réalité et à l’ampleur du phénomène de pauvreté qui touche les jeunes adultes ? Rien n’est moins sûr, objectent nombre d’observateurs, qui soulignent le manque persistant d’un filet de sécurité.
C'est le dernier rendez-vous de la journée. Ce lundi 14 mars, Jimmy, 20 ans, pénètre dans le petit bureau de Stéphanie Doussot, conseillère à la mission locale de Castillon-la-Bataille, en Gironde. Le jeune homme au visage juvénile porte un vieux pantalon de jogging et un tee-shirt déchiré. Il a emprunté le blouson de son père. « Il faut que je m’en achète un », glisse-t-il.
Dehors, le ciel est bleu, mais la température ne dépasse pas 10 °C. « Tu ne peux pas rester sans ressources », dit la conseillère en l’observant. Le jeune homme en convient. « Je ne vous cache pas que s’il n’y avait pas mon père, je serais dans la m… »
Jimmy vit avec son ancienne petite amie. Leur relation a pris fin il y a sept mois et la cohabitation est de moins en moins supportable. Il voudrait partir mais, sans ressources, il dépend d’elle qui touche le RSA. Son père, peintre en bâtiment à la retraite, l’aide aussi un peu. « Même s’il a moins de 1 000 euros par mois », observe Jimmy.
Décrocheur dès la classe de sixième, Jimmy a quitté l’école à 16 ans, sans aucun diplôme. « Depuis, c’est simple, je n’ai rien fait, à part des petits boulots au black dans la restauration, la vigne, le jardinage », résume le jeune homme. Un temps, il a fait des missions d’intérim comme agent d’accueil au stade Atlantique de Bordeaux. « Mais je devais y aller par le train puis en tram, ça me faisait 1 h 30 de trajet. C’était long et j’arrivais souvent en retard. » Il a fini par arrêter. Dans le secteur, sans permis ni scooter, il dit avoir du mal à trouver quelque chose.
LE Contrat d’engagement jeune
Le profil de Jimmy est courant à Castillon-laBataille et dans ses environs. Plus d’un jeune sur trois âgé de 15 à 24 ans y était non inséré, c’est-à-dire ni en emploi ni scolarisé, en 2018. En France (hors Mayotte), la même année, ces jeunes Neet (« Neither in Employment nor in Education or Training »), représentaient 12,9 % des 16-25 ans, soit près d’un million de personnes. Et ce, avant la crise sociale liée à la pandémie qui a durement touché les jeunes adultes.
Selon une étude de l’Observatoire des inégalités, le taux de pauvreté des 18-24 ans, à l’automne 2020, était deux fois plus élevé que la moyenne française. En cause, selon les auteurs de l’étude : « L’ampleur du chômage, des bas salaires et de la précarité de l’emploi. »
Dans le bureau de Stéphanie Doussot, Jimmy voudrait adhérer au Contrat d’engagement jeune (CEJ), le nouveau dispositif d’insertion lancé début mars par le gouvernement en remplacement de la Garantie jeunes créée en 2013.
Pour que sa demande soit validée par la commission de la mission locale, Jimmy doit justifier d’un projet. « Moi, je veux tout faire, je prends tout », répond le jeune homme enthousiaste. Stéphanie Doussot grimace : « Le “tout”, ça va avoir du mal à passer. » Le jeune homme se reprend : « Je sais ce que je veux faire : travailler dans les espaces verts. » La conseillère en prend note : « Es-tu d’accord pour faire des stages ? – Oui. – Pour suivre de nouvelles formations ? – Oui. – Où en es-tu au niveau du logement ? – C’est bon… Pour l’instant. – Et du permis de conduire ? – C’est en cours, j’ai demandé une aide au financement. »
Dans le cadre du CEJ, le jeune s’engage durant six mois (renouvelables une fois, deux exceptionnellement) à 15 ou 20 heures d’activité par semaine, en contrepartie d’une allocation mensuelle pouvant aller jusqu’à 500 euros.
« C’est contraignant, convient Stéphanie Doussot. Jimmy a besoin d’être accompagné. Sinon il a tendance à se laisser déborder par ses problèmes personnels. Mais j’ai confiance en lui pour s’investir, il est volontaire et sérieux. » Pour elle, il y a urgence à le soutenir vu sa situation financière. Jimmy est soulagé : « Sans le CEJ et les 500 euros mensuels, d’ici trois mois, je serais à la rue. »
Aujourd’hui, pour les jeunes adultes de moins de 25 ans qui ne sont ni en emploi ni en formation et qui n’ont pas suffisamment travaillé pour percevoir une indemnité chômage, le seul moyen d’avoir un revenu est d’adhérer à un dispositif d’insertion vers l’emploi.
En cas d’urgence, il y a le Fonds départemental d’aide aux jeunes (Faj), mais c’est une aide très ponctuelle et qui porte sur des montants de quelques dizaines d’euros seulement. Stéphanie Doussot se sert parfois du Pacea, un autre dispositif d’insertion de l’État, plus souple, mais là encore, l’aide financière est ponctuelle et les montants sont bien plus faibles que celui de l’allocation prévue dans le CEJ.
Logique d’activation
Pour Tom Chevalier, spécialiste au CNRS des politiques sociales destinées aux jeunes, la Garantie jeunes, puis le CEJ, marquent une évolution positive dans la lutte contre la pauvreté des jeunes adultes de moins de 25 ans, principalement du fait de l’allocation mensuelle qui y est rattachée. « Avant, précise-t-il, il n’y avait aucun revenu social prévu par l’État pour ces jeunes. »
Néanmoins, pour Tom Chevalier et nombre d’observateurs, cette politique de dispositifs n’est pas suffisamment efficace pour lutter contre la pauvreté des jeunes. En cause, le manque de lisibilité lié à la multiplicité des offres et des acteurs, le manque d’information aussi, et des démarches administratives lourdes qui expliquent un fort taux de non-recours.
Ce qui est également pointé du doigt, c’est la logique d’activation des jeunes vers l’emploi qui prime sur celle de la protection sociale. Elle exclut, de fait, toute une part des jeunes en situation de pauvreté pourtant ciblée par ces dispositifs. « L’investissement demandé aux jeunes dans le cadre de la Garantie jeunes n’était pas toujours réaliste par rapport à la situation de beaucoup d’entre eux », estime Stéphanie Doussot.
Timothée Maurice, directeur d’un foyer de jeunes travailleurs (FJT) d’Apprentis d’Auteuil à Lens, partage ce point de vue : « La Garantie jeunes était adaptée pour les jeunes motivés, se trouvant déjà dans une dynamique d’insertion professionnelle, ou avec des parents pour les pousser. Mais pour les autres, ceux qui n’ont pas cette motivation, pour plein de raisons – parce qu’ils n’ont pas les compétences sociales, pas les parents derrière eux, ou des problèmes de famille, de mobilité, de logement, des addictions, des troubles psychiques… – ce n’était pas adéquat. »
Une évaluation du dispositif menée par le Centre d’études de l’emploi et du travail confirme cette analyse. Dans cette étude, on peut lire à propos de ces jeunes les plus en difficulté : « Empêchés – à la fois physiquement, psychiquement, socialement, économiquement –, ils ne sont pas en situation de se saisir de l’accompagnement intensif et la mission locale n’a pas les moyens humains et financiers de les aider. »
Manque de moyens, manque de temps. « On reçoit beaucoup de jeunes et on nous demande un énorme travail administratif de compte rendu de ce qu’ils font, des dépenses engagées », rapporte Sandrine Ludot, conseillère à la mission locale d’Épinal. « Et cela se répercute sur l’accompagnement. On va avoir moins de temps pour relancer certains jeunes, pour approfondir les échanges lors des rendez-vous, afin de comprendre ce qui bloque ou freine et essayer de trouver des solutions. »
Sandrine Ludot avait un plan B pour les jeunes qui n’étaient pas prêts à intégrer la Garantie jeunes car ils avaient « des choses à travailler avant, besoin de plus d’écoute et d’encadrement ». Elle a pu les orienter vers les ateliers d’insertion du Secours Catholique d’Épinal. « Cela leur a permis d’avoir une ressource (300 €) et d’enclencher les choses en douceur », explique-t-elle.
Se projeter
Leticia Esquis, 24 ans, est arrivée aux ateliers d’insertion en mars 2019 après deux années passées seule dans un appartement, à ne rien faire et ne voir personne. « J’étais logée par l’Aide sociale à l’enfance et je recevais l’allocation de mon Contrat jeune majeur qui s’est arrêté à mes 21 ans », relate-t-elle.
En mars 2019, « si on m’avait mise dans un dispositif d’insertion, je n’aurais pas été réceptive, estime la jeune femme. Il fallait que je reprenne l’habitude de voir d’autres personnes et de parler. Mon projet principal, à ce moment, était de me resociabiliser et de reprendre confiance en moi. On ne croit plus en ses capacités, on a l’impression qu’on ne sait plus rien faire. On n’arrive plus du tout à se projeter. Déjà, penser à la journée du lendemain (qu’est-ce qu’on va faire ?) est très difficile. Alors imaginer un projet, c’est impossible. Dans ce cas, il vaut mieux avoir en face de soi des gens compréhensifs et bienveillants – qui ne vous voient pas juste comme un jeune qui n’a pas envie –, et qui n’ont pas l’intention de vous brusquer. Aux ateliers, les bénévoles m’ont laissé le temps, étape par étape. »
En ce sens, Sandrine Ludot ne voit pas vraiment la plus-value du CEJ par rapport à la Garantie jeunes : « Concrètement, on reste sur un engagement intensif du jeune, avec des ateliers collectifs, des démarches de recherche d’emploi, des stages en entreprise. Pour certains jeunes qui n’ont rien fait depuis des mois, passer de rien à 15 à 20 heures d’activité par semaine… ce n’est pas possible. » Et bien que le nombre de jeunes par conseiller ait été diminué (de 50 pour la Garantie jeunes à 30 pour le CEJ), « la charge administrative pour nous est plus lourde ».
Le gouvernement dit néanmoins avoir retenu les leçons de la Garantie jeunes et entendu les critiques des associations, dont le Secours Catholique, qui ont participé à un travail de réflexion en amont. À la mi-mars, il a annoncé le déploiement prochain d’un volet spécifique du CEJ s’adressant aux « jeunes en rupture ». Le principe : aller vers ceux qui sont le plus en difficulté et leur proposer d’abord un accompagnement social afin d’essayer de lever tout ce qui les freine avant de les mobiliser vers l’emploi.
Nathalie Latour, directrice de la Fédération des acteurs de la solidarité (Fas), note des avancées positives : « Le fait de ne pas avoir fixé de limite maximum de jeunes, la volonté de déployer des démarches consistant à “aller vers”, en s’appuyant sur le travail des associations, énumère-t-elle, l’acceptation d’un temps intermédiaire pour les jeunes les plus éloignés de l’emploi. » Néanmoins elle estime que « le débat sur l’ouverture d’un droit à un revenu minimum pour les 18-24 ans doit rester ouvert ».
Un droit social
Aujourd’hui, s’ils saluent les évolutions que souligne la directrice de la Fas, nombre d’acteurs de la lutte contre la précarité et l’exclusion, parmi lesquels le collectif d’associations Alerte dont fait partie le Secours Catholique, regrettent qu’avec le CEJ, le gouvernement choisisse de rester dans une politique de dispositifs contraints dans leurs moyens et dans la durée, plutôt que d’ouvrir un droit social.
La Garantie jeunes courait sur un an, le CEJ est limité à six mois renouvelables une fois. « Un an, c’est très court », estime Julie Erceau, spécialiste des politiques d’insertion des jeunes, qui a suivi l’évaluation de la Garantie jeunes. « C’est méconnaître les parcours de ces jeunes, souvent ponctués de hauts et de bas, et tout ce qui peut se passer en termes d’imprévus dans des environnements très fragiles. »
À Épinal, Sandrine Ludot le confirme : « Ça passe tellement vite. Certains ne réussissent pas à se stabiliser comme ils l’auraient eux-mêmes souhaité. » La conseillère en mission locale a déjà réorienté vers les ateliers du Secours Catholique des jeunes qui, à la fin de leur Garantie jeunes, restaient sans emploi ni formation. « Afin qu’ils puissent conserver un revenu et un accompagnement », dit-elle.
Prévoir un dispositif de seulement un an, c’est méconnaître les parcours de ces jeunes, souvent ponctués de hauts et de bas.
Tous les jeunes n’ont malheureusement pas cette opportunité. À Lens, Timothée Maurice a dû exclure du FJT des jeunes qui, arrivés au bout du dispositif, se retrouvaient sans rien. « On ne peut légalement pas garder des personnes qui n’ont aucun revenu », explique-t-il.
Parfois, les difficultés surviennent plus tard. Pour Zineb, 23 ans, détentrice d’un BEP en gestion administration, la Garantie jeunes a plutôt été une bonne expérience. Trois mois après être entrée dans le dispositif, en décembre 2017, elle a trouvé du travail, et lorsque son CDD de six mois s’est achevé, elle a pu revenir dans le giron de la Garantie jeunes pour les trois derniers mois. S’est ensuivie une période de recherche d’emploi, mais elle bénéficiait alors de l’indemnité chômage. Puis elle a retrouvé du travail, pu prendre un logement et de l’autonomie, enfin « entrer dans l’âge adulte ».
C’est ensuite qu’elle a connu des périodes de creux. La première lors du confinement, au printemps 2020. La dernière, suite à une hernie discale, il y a un an. Ne touchant plus que de faibles indemnités journalières, elle s’est retrouvée financièrement dans une situation critique.
Si la jeune femme s’en sort aujourd’hui, c’est grâce au Revenu solidarité jeunes (RSJ) que lui verse la Métropole de Lyon. Cette aide, réservée aux 18-24 ans sous condition de ressources et assortie d’un accompagnement, est expérimentée par la collectivité locale depuis mai 2021.
« Elle ne vient pas concurrencer les autres dispositifs », précise Bruno Bernard, président de la Métropole. « Mais elle intervient dans les moments charnières, afin d’éviter que ces jeunes ne tombent dans l’extrême pauvreté. Car ensuite il sera très difficile de les en sortir. »
Nathalie Latour, du Fas, rejoint cet avis : « Il est important de sécuriser les parcours de vie des jeunes, pour ne pas avoir à gérer plus tard des parcours d’insertion complexes. »
Prendre son envol
Opposé à l’idée d’ouvrir un minimum social pour les moins de 25 ans, le gouvernement allègue des raisons budgétaires. Certains observateurs voient également dans ces réticences la croyance tenace selon laquelle octroyer un revenu minimum à des jeunes les démobiliserait pour entrer dans la vie active.
« Ce n’est pas avec ce qu’ils nous donneraient, 500 euros, qu’on va vivre », estime Jessy Fernandez. Ce jeune homme de 21 ans qui réside au FJT des Apprentis d’Auteuil à Lens, perçoit 945 euros d’indemnité chômage depuis la fin récente de son contrat de six mois en manutention. Ce n’est pas pour autant qu’il compte « rester au chaud. Déjà, je veux toucher plus, et puis je n’aime pas ne rien faire. Qui aime ça ? Tous les jeunes veulent prendre leur envol ». Il a postulé à des offres chez Carrefour.
À Castillon-la-Bataille, Océane, 22 ans, sort du bureau de Stéphanie Doussot. Sans diplôme, après avoir arrêté l’école au milieu de la classe de troisième, elle voudrait se former et trouver du travail dans la vente. Plus tard, elle aimerait monter une épicerie ambulante.
En rupture familiale, la jeune femme a vécu pendant un an à la rue, sans argent, faisant le tour des associations pour se nourrir. Il y a deux ans, elle est devenue maman, ce qui lui a valu d’accéder au RSA. « Déjà, cela m’a permis de manger tous les jours à ma faim », dit-elle avec un sourire légèrement désabusé. « Et puis, savoir qu’on a un revenu qui va tomber à la fin du mois, qu’on ne va pas se retrouver dans la galère, ça libère l’esprit. » Elle peut penser à autre chose : « J’ai un projet professionnel, précise-t-elle, mon objectif, c’est de ne plus être au RSA. »