Précarité au féminin : des femmes migrantes témoignent
Dans le monde, la pauvreté frappe davantage les femmes que les hommes. Une réalité aussi en France, où les femmes sont particulièrement concernées par la précarité dans l’emploi : les travailleurs pauvres sont d’abord des travailleuses. Les femmes migrantes, moins visibles – peut-être – que les exilés hommes, sont également exposées à des vulnérabilités (économiques, de logement, sexuelles…) accrues.
Alors que ce 8 mars 2021 se fêtait la journée internationale des droits des femmes, nous vous proposons la rencontre avec trois femmes hébergées dans un centre d’urgence géré par Cités Caritas dans le 10e arrondissement de Paris.
Ces trois Africaines ont quitté leur pays pour différentes raisons, seules ou avec leurs enfants. Elles esquissent leurs parcours entre fuite, désillusions, et espoir d’une vie meilleure.
« J’ai passé la journée entière puis la nuit devant la gare à Saint-Denis, juste comme ça, avec ma valise et mon sac à main », raconte Marth, la voix grave et le souffle un peu court sous le masque.
Assise à une table dans le réfectoire du centre d’hébergement Chrysalide, cette femme âgée de 60 ans se souvient avec émotion de ses premières heures à la rue, quelques jours seulement après son arrivée en région parisienne, à l’été 2018.
Ce sac à main, elle se le fait arracher, avec tous ses papiers et l’argent dont elle dispose à l’intérieur. Heureusement, une passante s’intéresse à son sort. « Je lui ai raconté ma situation, poursuit Marth. Elle est revenue me trouver avec un téléphone, une carte prépayée et deux numéros : celui de la Préfecture et le 115. »
Quelques jours plus tôt, Marth avait atterri seule en provenance de son pays, la Côte d’Ivoire, avec un visa touristique et un point de chute temporaire dans une famille. « Mais je ne pouvais pas rester chez ces gens. Pour ma demande d’asile, ils n’étaient pas ma solution », déclare-t-elle.
Dans son pays, l’Ivoirienne fuit des violences familiales. « Des histoires d’héritage, des affaires traditionnelles », pour lesquelles la justice locale est incompétente, résume-t-elle pudiquement, avant de décrire, toujours à mots comptés : « J’ai été menacée, mes affaires incendiées. J’ai dû quitter mon village de nuit et je me suis retrouvée seule dans la brousse ». Abritée par une communauté chrétienne à Abidjan, la presque sexagénaire parvient à venir en France, pour y trouver refuge.
Dépouillée de son sac, désorientée, elle n’appelle pas tout de suite les numéros fournis par la passante. « Je vivais dans la peur, sans argent. J’étais malade, et encore traumatisée par mon expérience au village. Je dormais dans la salle d’attente d’un hôpital », se remémore-t-elle.
Elle finit par contacter les autorités et déposer une demande d’asile. Elle quitte la rue pour une place dans un Centre d’accueil de demandeurs d’asile, puis, quelques mois plus tard, elle se voit accorder le statut de réfugié.
Mais au printemps 2019, nouveau rebondissement : direction Marseille et une place qu’on lui a attribuée dans un foyer. « J’ai passé neuf mois là-bas, sans repères, regrette Marth. Je voulais revenir à Paris, là où j’avais fait toutes mes démarches, dont ma demande de logement social. »
Marth finit par rejoindre la capitale par ses propres moyens. Juste avant le premier confinement, elle se fait héberger chez une famille ivoirienne. « Mais pendant les deux mois du confinement, je me suis sentie de trop ». Alors, à l’automne, quand une assistante sociale lui annonce qu’une chambre l’attend à Chrysalide, un centre d’hébergement d’urgence géré par Cités Caritas dans le 10e arrondissement de Paris, Marth saute littéralement de joie.
« C’était la meilleure nouvelle depuis longtemps. Ça voulait dire qu’on s’occupait de moi, qu’on pensait à moi », dit-elle, encore émue. « Ici, je suis bien traitée. On me dit bonjour, on me demande comment ça va. Tout va bien. » Marth souhaiterait rester dans ce centre jusqu’à ce qu’elle obtienne un logement à elle.
Il y a 5 ans, Tenin (prénom d’emprunt), 50 ans, a elle aussi quitté seule son pays, le Mali, mais avec ses trois jeunes enfants sous le bras. À Bamako, elle se démenait pour les élever, après l’abandon par leur père.
« Je pensais comme tout le monde que je pourrais leur offrir une vie meilleure, ici en France », justifie Tenin, le regard las, assise sur une chaise, dans la chambre du centre qui l’accueille depuis deux ans et demi.
La mère de famille décrit ses premières semaines en région parisienne, alors qu’elle et ses enfants sont hébergés chez une « amie », qui tient un petit commerce. « Je travaillais dans son épicerie, et j’étais censée être payée. Mais ça n’a pas été le cas. J’étais exploitée. Et la cohabitation entre mes enfants et les siens était très compliquée. Elle a fini par nous jeter dehors ».
Tenin frappe alors aux portes de parents éloignés, ici et là, mais elles ne s’ouvrent pas toujours, ou pas pour longtemps. « Pendant deux mois, on a galéré. On dormait dans les hôpitaux, dans un local à poubelles, par terre, dans le froid… Certains jours, je n’avais rien à donner à manger aux enfants. C’était trop. Je n’en pouvais plus. Il fallait que je les mette à l’abri ».
Sans rien leur dire, pour ne pas les effrayer, Tenin les confie à une cousine, dans l’espoir qu’elle les garde chez elle. Une fois seule, alors qu’elle survit dans le métro parisien, Tenin rencontre un homme qui parle sa langue et lui propose de le suivre à Orléans. Ce qu’elle fait.
« Ça pouvait être quelqu’un qui allait me couper la tête, réagit-elle aujourd’hui. Au final, j’ai eu de la chance : c’était quelqu’un de bien. J’ai dormi chez lui, dans son canapé, il ne m’a rien demandé. » Pendant plusieurs mois Tenin est hébergée chez cet homme, puis chez une connaissance à lui, et travaille sans être déclarée comme aide cuisinière.
Elle ne sait pas, alors, ce que sont devenus ses enfants. « J’avais peur de prendre des nouvelles, de connaître la réalité », souffle-t-elle. Un jour, elle a le courage de contacter sa cousine. Cette dernière lui apprend qu’elle a appelé l’Aide sociale à l’enfance, que les enfants ont été placés, et qu’elle les reçoit en visite les week-ends. Elle encourage Tenin à se rapprocher d’eux.
La mère de famille se décide, revient à Paris, alternant séjours à l’hôpital pour des problèmes de santé et nuits en hôtel social. « Et puis un jour, j’ai eu cette place ici. C’est une chance d’avoir un toit, un lit, des toilettes. Pour l’instant, je ne demande que ça. Même si je voudrais être avec mes enfants. » La fratrie vit dans un foyer, dans le nord de Paris.
Tenin confie s’être « battue » pour obtenir un droit de visite auprès d’eux, désormais effectif. Elle reconnaît : « J’avais complètement perdu mes repères de mère. Au village, on est plusieurs à éduquer les enfants, on a de l’aide. Ici, je suis seule, et je ne suis pas chez moi. »
Tenin s’inquiète pour son fils aîné, qui décroche du collège. Elle est surtout rongée par la culpabilité. « Mes enfants n’ont rien fait pour mériter cette vie ». La mère de famille perd parfois pied. Sa voix s’étrangle dans un sanglot. « Je voudrais juste que l’on puisse dormir ensemble, mes enfants et moi ».
À 46 ans, Charlie lutte aussi contre la dépression dans laquelle la plonge sa situation. Arrivée à Chrysalide il y a 2 ans et demi, elle qui pensait rebondir perd patience.
« Ce devait être une étape, un passage… Mais quand ça dure… L’urgence ne devrait pas durer deux ans ! », s’offusque-t-elle. Charlie supporte mal de devoir partager sa chambre avec une colocataire, le manque d’intimité l’atteint. « J’ai conscience que sur le plan administratif et financier, je ne peux pas demander mieux. Mais à certains moments, j’ai l’impression de perdre mon identité », dit-elle.
Charlie a quitté son pays, le Cameroun, victime de « rejet et d’injustices » qu’elle attribue à son appartenance ethnique. « Un poste d’assistante en gestion des ressources humaines m’a été refusé pour cette raison, précise-t-elle. Ne pas pouvoir exprimer mon potentiel dans mon propre pays, cela m’a révoltée. J’ai préparé mon départ pour la France pendant trois ans, psychologiquement et financièrement ».
Une fois à Paris, c’est la désillusion. Charlie doit attendre, tous les soirs, porte de la Villette, le bus social qui la conduit pour la nuit dans un centre à Nanterre. « C’était très dur, on était tous mélangés, puis répartis en groupes de cinq ou six dans les chambres ».
Une fois obtenue une domiciliation, Charlie est hébergée en hôtels sociaux. Elle passe aussi cinq mois dans un centre d’hébergement géré par l’Armée du Salut. « Cette stabilité relative m’a permis de me poser et de réfléchir aux moyens de régulariser ma situation ».
À cause d’un bout de papier que je n’ai pas, je suis incapable d’apporter mes compétences.
C’est sur l’emploi que Charlie mise pour se façonner un avenir. Parvenant à se financer une formation d’auxiliaire de vie par correspondance, elle obtient la certification en décembre 2019, et se met en quête d’une promesse d’embauche. Mais la crise sanitaire vient doucher ses maigres espoirs de trouver un employeur « Ça m’a beaucoup démoralisée », souffle-t-elle.
« Au bord de la dépression », Charlie adresse malgré tout son dossier à la Préfecture. « J’avais besoin d’expliquer ma situation ». Aujourd’hui, elle attend toujours un éventuel rendez-vous. « Je suis qualifiée, volontaire, mais à cause d’un bout de papier que je n’ai pas, je suis incapable d’apporter mes compétences, dans un secteur qui a pourtant besoin de monde », enrage-t-elle.
Pour calmer ses frustrations, Charlie fait du bénévolat, auprès des Petites sœurs de pauvres, accompagnant des personnes âgées à leurs rendez-vous médicaux, et chez Emmaüs Défi, deux jours par semaine. Pour occuper ses journées, faire profiter de ses compétences, et, coûte que coûte, tenir bon.