Prison : la vie après la peine
À quoi ressemble la vie après des années d’emprisonnement ? Sébastien, Bruce et David sont sortis de prison après des peines de plusieurs années d'incarcération. Ceux qui les ont rencontrés ou eux-mêmes racontent les premiers pas effectués en liberté, les difficultés, les craintes. Un témoignage rare dans les méandres de la réinsertion.
Jeudi 11 juin
9h30. Sébastien nous attend au bout du quai de la gare d’Amiens, adossé à la rampe d’un escalator. Il porte un short beige et une sacoche noire comme annoncé la veille, au téléphone, afin que nous le reconnaissions. Il n’est pas venu seul. Alain, un autre résident du foyer où il est hébergé, l’accompagne.
Libéré depuis seulement quinze jours du centre pénitentiaire de Bapaume dans le Pas-de-Calais, après « 10 ans, 6 mois et 26 jours » d’emprisonnement, il n’arrive pas encore à sortir seul dans la rue. « Je ne suis pas à l’aise, confie-t-il. J’ai l’impression que tout le monde lit sur mon front que je sors de prison. » À Bapaume, Sébastien participait à la chorale animée par Roseline, une bénévole du Secours Catholique. Nous lui avons expliqué que nous travaillons sur la réalité des sorties de détention. Il a accepté de témoigner.
Il raconte sa première nuit au foyer : allongé sur son lit, les yeux grand ouverts. Impossible de dormir. « Je cogitais sur tout : “Je suis où ? Je fais quoi ? Je rêve ou je ne rêve pas ?” Je crois que je n’ai jamais autant fumé de ma vie. » Les quatre premiers jours, il les a passés dans sa chambre, sans mettre le nez dehors. « Je n’osais pas, explique-t-il. Il m’a fallu du temps pour me sentir autorisé. »
Il avait aussi peur de se perdre, de rentrer en retard au foyer et d’être renvoyé derrière les barreaux. « C’est ma hantise », dit-il. À la cheville gauche, Sébastien porte un bracelet électronique. Il devait sortir initialement le 7 juillet, mais a été libéré de façon anticipée dans le cadre du désengorgement des établissements pénitentiaires décidé par le gouvernement du fait de la crise sanitaire. Il a failli refuser cette opportunité. À cause du bracelet, dit-il, mais pas seulement.
« Quand tu t’es fixé une date précise et qu’on te propose, mi-mai, de sortir dans huit jours, tu paniques, confie-t-il. En prison, tu es tellement dans un train-train, comme un robot. Du lundi au dimanche, je faisais la même chose. » 6 heures : lever, café et cigarette. 7h15 : ouverture des portes, ménage dans la coursive et douches communes. 8h30 : retour cellule. 11h30 : distribution des repas. 13 heures : retour cellule. 17h30 : distribution des repas. 18h15 : douche. 19h20 : fermeture des portes. « Et rebelote le lendemain. »
Pendant le confinement, l’ambiance à Bapaume s’est dégradée : « Nous étions bloqués dans l’aile, sans parloirs. Certains ne recevaient plus rien, plus de tabac, plus d’argent. Il y avait des tensions, des petites bagarres, des insultes. Je ne quittais plus ma cellule que pour bosser. J’en avais marre. »
Toujours à la recherche de témoignages, nous contactons Laurent Ciarabelli, animateur au Secours Catholique de Marseille, en charge de l’accompagnement des sortants de prison. Au téléphone, Laurent réfléchit quelques secondes. « Je pense à un jeune de 23 ans, libéré pendant le confinement », nous dit-il.
Le mercredi 6 mai dans l’après-midi, après cinq ans d’incarcération, David a franchi libre le seuil de la maison d’arrêt d’Ajaccio. Une sortie “sèche” de fin de peine, sans point de chute ni préparation.
Laurent Ciarabelli, animateur au Secours Catholique de Marseille
Le jeune homme s’est retrouvé sur le trottoir, au pied des hauts murs jaunes du bâtiment vétuste, avec juste un bon de sortie en poche, un peu d’argent donné par l’administration et un rendez-vous pris pour lui par le service pénitentiaire d'insertion et de probation (Spip) d’Ajaccio avec son homologue de Marseille.
David a embarqué sur un ferry le jour-même, direction le continent. Il a passé sa première nuit en liberté, dehors, dans les rues de Toulon. Le lendemain soir, il arrivait à la gare Saint-Charles. C’est là que Laurent l’a retrouvé le vendredi matin.
« Le Spip d’Ajaccio nous avait appelé pour nous dire : “Il y a un bonhomme qui arrive à la gare de Marseille, prenez-le en charge” », raconte l’animateur du Secours Catholique. Depuis le mardi 12 mai, David est hébergé dans un hôtel Ibis aménagé pendant le confinement en foyer pour accueillir les personnes à la rue. Laurent va lui proposer de nous rencontrer.
Jeudi 2 juillet
Message de Laurent : « Je suis désolé, David a disparu dans la nature, il s’est fait virer du foyer. » Dans le cadre de son hébergement, l’ancien détenu devait bénéficier d’un accompagnement pour avancer dans ses démarches d’ouverture des droits, de recherche d’emploi et de logement.
Mais en plus d’un mois et demi, aucun travailleur social n’est venu à sa rencontre. Isolé dans sa chambre d’hôtel, sans perspective, un soir, « il a pété un câble », relate Laurent. Il a cassé tout le mobilier. Et s’est retrouvé dehors. Laurent va tenter de renouer le contact avec lui.
Mardi 7 juillet
Ce mardi, Sébastien se fait retirer son bracelet électronique. Légalement, il aurait pu le couper lui-même d’un coup de ciseaux, mais « j’ai préféré que ce soit la personne qui me l’a posé, qui vienne me l’enlever », me dira-t-il. Ça le rassure. « Je veux tout faire dans les règles maintenant. »
Il n’est pas totalement libre. Il doit encore respecter un contrôle judiciaire pendant six ans. C’est dans le cadre de cet aménagement de peine qu’il a été accueilli à l’Îlot Les Augustins, dans le centre-ville d’Amiens. La perspective d’être logé dans un foyer l’avait d’abord refroidi. « J’y ai passé toute mon adolescence, j’avais l’impression de faire un retour en arrière. »
Mais une visite de la structure, en janvier, l’a rassuré. « Ce n’était pas l’image du foyer d’enfant où on te mène à la baguette que j’avais gardée. » Meublée d’un lit, d’une armoire et d’une petite table, sa chambre n’est pas immense, « mais c’est quand même deux fois plus grand que ma cellule », observe-t-il.
Surtout, il peut passer la tête par la fenêtre, « un truc qui me manquait ». Sébastien a récupéré son courrier dans le bureau des éducateurs. Sa femme, rencontrée à Bapaume et toujours incarcérée, lui a écrit. Ça lui fait bizarre de déchirer lui-même l’enveloppe, « en prison, ton courrier est toujours ouvert quand tu le reçois ».
Il y a des détails qui changent tout : l’éducateur qui frappe à la porte et attend qu’on lui ouvre ; pouvoir accrocher ce que l'on veut aux murs ; ne pas avoir à cacher son téléphone… « C’est déjà ça, la liberté », confie Sébastien.
Contacté via l’association Wake-up café (WKF), Bruce a tout de suite été d'accord pour témoigner. À 35 ans, il a passé un tiers de sa vie en prison. Il est sorti de la centrale de Réau en janvier 2019, après neuf années de détention. Puis il a porté un bracelet électronique pendant un an, et il reste sous contrôle judiciaire jusqu’en 2022.
Nous le rejoignons chez lui à Clichy, dans les Hauts-de-Seine. Depuis juin, il loge dans un appartement “passerelle” mis à sa disposition par WKF qui est aussi son employeur. Avant, Bruce logeait chez sa mère, en Seine-et-Marne. Sans l’association WKF, il y serait encore. « Hors cadre associatif, tu ne trouves jamais de logement, assure-t-il. Il faut des garanties, un revenu. Toi, tu n’as pas de revenu, tu ne bosses pas encore. Tu ne dis surtout pas que tu sors de prison, sinon c’est mort. »
Idem pour ouvrir un compte en banque. « Ils demandent des fiches de paie. Comment tu fais ? Tu es amené à tricher pour te réinsérer », constate-t-il.
Pour les sortants de prison, le marché du travail s’apparente à un gruyère où les métiers interdits sont autant de trous. « Je voulais être chauffeur VTC, mais il faut que mon casier soit vierge, explique Bruce. Pour tous les boulots dans les aéroports ou les gares, c’est pareil. »
Avec WKF, il intervient auprès de jeunes, pour témoigner de son expérience. « À la base, avec un casier plein, je ne suis pas censé travailler au contact de mineurs, mais comme je suis avec une association, ça passe. » Il n’est pas simple, par ailleurs, de chercher un emploi avec un vide de plusieurs années sur son CV. « Comment tu le justifies ? »
tout se complique
Bruce regrette cette accumulation d'obstacles. « Quand tu sors de prison, au lieu de t’ouvrir les portes, on les restreint, du coup tout se complique. » Il souligne également le manque cruel de préparation à la fin de peine. « Quand je me suis retrouvé dehors, je n’avais même plus de papiers d’identité. »
Heureusement, il a pu compter sur sa famille. Sa sœur l'a aidé à obtenir le RSA. « Je ne savais même pas que ça existait. Normalement, c’est avec le Spip que j’aurais dû voir tout ça. Mais comment l’agent du Spip peut s’investir dans votre dossier quand il en a 90 à gérer ? C’est impossible. »
Finalement, estime-t-il, dans la détention, le plus dur, c’est la sortie : « Quand tu es à l’intérieur, tu es focalisé sur la liberté, les retrouvailles avec les proches. Quand tu sors, tu te retrouves tout d’un coup face aux difficultés de la vie. Et quand tu n’es pas préparé, c’est un choc. »
Jeudi 13 août
Nouveau message de Laurent : « J’ai retrouvé la trace de David, mais il a été de nouveau incarcéré. » Après s’être fait expulser du foyer, le jeune homme a tenté de trouver une place en centre d’hébergement d’urgence, en vain. Pendant un mois, il a traîné dans le centre-ville de Marseille, souvent une canette de “8.6” à la main. Lorsque la nuit tombait, il s’abritait parfois dans la voiture d’un type qu’il connaissait, un ancien co-détenu qu’il préférait éviter de trop solliciter pour ne pas être redevable.
Le reste du temps, David alternait entre un squat et surtout la rue. Il avait entamé des démarches pour intégrer un nouveau foyer. Sans succès. « Il avait honte de sa situation », nous explique Laurent. Il souhaitait attendre que celle-ci se stabilise avant de nous rencontrer.
Le soir du 25 juillet, David s’est battu cours Julien avec des personnes qui auraient voulu lui voler sa sacoche dans laquelle il conservait ses papiers, ses cigarettes et son téléphone. La police est arrivée à ce moment-là. Il a été jugé en comparution immédiate. Sans garantie de représentation, sans logement, sans travail, il a été condamné à de la prison ferme et incarcéré à la maison d’arrêt des Baumettes. « Dans quelques mois, il risque de sortir à nouveau sans rien », commente Laurent.
Ce que craignait Sébastien est arrivé. Le 30 juillet, il est parti voir sa famille dans le Pas-de-Calais avec l’autorisation du Spip. Il n’avait pas compris, dit-il, qu’au-delà de quinze jours en dehors du foyer, il fallait impérativement qu’il prévienne l’administration, donne une adresse, un nom et un numéro de téléphone.
De retour à Amiens au bout de 16 jours, il a été convoqué par la juge des libertés et de la détention qui l’a fait incarcérer à la maison d’arrêt, le temps de se renseigner sur les lieux où il s’était rendu et les personnes qu’il avait vues. « J’ai pris un gros coup au moral, assure-t-il. Dans ma tête, j’étais reparti pour dix ans. »
Sébastien est resté enfermé onze jours. « Pourquoi ne m’ont-ils pas simplement assigné dans ma chambre ? Et pourquoi il a fallu autant de temps pour vérifier que j’étais bien allé voir ma famille ? » s’insurge-t-il, avant de poursuivre : « Quand j’en ai parlé au foyer, des mecs m’ont dit que si ça leur était arrivé, ils se seraient mis la corde au cou. » Il marque une pause. « J’aurais pu me foutre en l’air. »
Mardi 3 novembre
Assis sur le canapé de son séjour, Bruce garde son téléphone à portée de main. Il attend un appel de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) d’Eure-et-Loir. Il doit bientôt intervenir à Chartres, auprès de jeunes délinquants, pour témoigner de son incarcération et de la possibilité de rebondir après la sortie.
Il a récemment créé sa propre association pour répondre à de nombreuses sollicitations. Son objectif : éveiller les consciences et prévenir la récidive. Bruce est conscient de la “légitimité” que lui confère aux yeux des jeunes son parcours d’ancien braqueur et croit en la force de la rencontre et du témoignage. Il parle d’expérience.
C’est ainsi que les choses se sont passées pour lui. La première fois qu’il entre en prison, il a 21 ans. Après un début de carrière raté dans le football, il participe à des vols à main armée dans le Var. Il est condamné à cinq ans de prison dont trois ans fermes. En détention, il tourne en rond et se forge une réputation de dur.
le déclic
« Pour qu’on te laisse tranquille, il faut faire ses preuves. J’étais hyper-violent, je me battais tout le temps. Je suis entré “suiveur”, je suis sorti “leader”. » En 2010, il monte une équipe et se fait interpeller à nouveau après le braquage d’une bijouterie. Cette fois, considéré comme meneur et avec la circonstance aggravante de la récidive, il écope de douze ans de prison ferme.
Une peine « équivalente à celle d’un meurtrier », qu’il juge disproportionnée. « Certains magistrats pensent que plus la peine est longue, moins il y a de risques que vous recommenciez. Je pense qu’ils se trompent, déclare-t-il. Le sentiment d’injustice que génère une peine trop lourde peut empêcher la prise de conscience. Dans votre esprit, c'est vous qui devenez la victime. »
Pour Bruce, ce n’est pas la durée de la peine qui évite la récidive, mais le « déclic ». Le sien est intervenu plusieurs mois après son procès, en 2013, lors d’une discussion « à cœur ouvert » avec un « ancien », condamné à plus de trente ans de prison, qu’il appréciait et respectait. « Il m’a dit qu’il n’avait pas vu grandir ses enfants ni ses petits-enfants, que c’était des choses qu’on ne pouvait racheter. Il m’a dit aussi qu’il regrettait, que si c’était à refaire, il ferait d’autres choix. »
Bruce a alors 28 ans. Ces mots le bousculent. Il réalise qu’il ne veut pas d’une vie comme celle-là. Dans les années qui ont suivi, il aurait pu rebasculer, dit-il, face à un système carcéral trop souvent « arbitraire » et qui « manque d’humanité ». « Comme si l’enfermement n’était pas suffisant. »
Il a ressenti de la colère, notamment lorsqu’il n'a pas été autorisé à assister à l’enterrement de son père, faute d'une escorte policière disponible. Mais le changement opéré dans son esprit s’est avéré suffisamment profond. Il faut également qu’il le soit pour affronter les galères de la sortie. « La solution de facilité, c’est de replonger, assure Bruce. Vous avez tous les contacts et vous savez comment faire. » Il espère que pour certains jeunes, son témoignage créera le “déclic”.
Depuis les marches de la basilique du Sacré-Cœur, Sébastien cherche du regard la tour Eiffel. Il n'était pas venu à Paris depuis son enfance. À l’époque, il y avait passé des vacances dans une famille d'accueil, grâce au Secours Populaire. Ce mercredi, il profite d’une visite à sa femme, transférée depuis quelques semaines à la centrale de Réau, pour faire une courte promenade dans les rues de la capitale.
Il ne réalise pas vraiment, dit-il. « Ce n’est que demain, à Amiens, en regardant les photos, que je me dirai : “J’étais à Paris !” » Sébastien a l’impression de tout vivre avec un temps de retard. Mais il avance quand même. Récemment, Dolores, une éducatrice du foyer, lui a même dit qu’il avait beaucoup progressé depuis sa sortie. « Ça me booste, se réjouit-il. Ici on t’encourage, alors qu’en détention, tu te fais rabaisser. »
À 44 ans, il est en train de passer son permis de conduire – « avant, je roulais sans » – et doit entamer, le 1er décembre, une formation d’agent d’entretien. Il a hâte de commencer à travailler pour pouvoir assumer un loyer. Avec son assistante sociale, il a entrepris des démarches pour obtenir un logement.
« Je dois réussir à me débrouiller seul, à être autonome », déclare-t-il. Les éducateurs spécialisés de l’Îlot Les Augustins ont été pour lui une béquille indispensable depuis mai, et continuent de l’être. « Ils t’apportent un soutien pratique et psychologique quand tu as l’impression de venir d’un autre monde. Tu as perdu tous tes repères, toute capacité d’initiative. Tu es complètement paumé, explique Sébastien. Ils m’ont écouté et rassuré. Ce sont eux qui ont pris mes rendez-vous à la banque, à Pôle emploi, au Centre communal d’action sociale. Je n’osais pas prendre mon téléphone pour le faire. »
Avec le recul, il essaie d’imaginer comment se seraient passées les choses sans ce “sas” de réinsertion. « Mal », est-il persuadé. « Je me serais retrouvé à la rue, sans doute à faire la manche. Est-ce que je serais encore vivant ? Est-ce que je ne me serais pas jeté dans un canal ? » La question reste en suspens.
Depuis peu, Sébastien s’est inscrit sur Facebook. Il y retrouve des personnes qu’il avait perdues de vue depuis plus de vingt ans. « En ce moment, je discute avec une amie que j’avais rencontrée lors d’une formation en menuiserie, en 1993. » De quoi parlent-ils ? Il sourit : « Du bon vieux temps. »
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Favoriser l’autodétermination des personnes détenues
Avec des personnes qui ont connu la prison, le Secours Catholique a construit un plaidoyer pour défendre le principe selon lequel « même avec un passé, chacune et chacun a droit à un à-venir », explique Jean Cael, responsable du département Prison-justice de l’association. La loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 souligne « la nécessité de préparer l’insertion de la personne détenue afin de lui permettre de mener une vie responsable et de prévenir la commission de nouvelles infractions ».